Critique de la pièce que nous allons voir :
ant de fées se sont penchées sur le berceau de ce nouveau Cyrano de Bergerac que l'on se demandait, en s'installant dans les ors et les rouges de la Comédie-Française, si, telle la Belle au bois dormant, le héros de Rostand ne serait pas victime d'une telle abondance. Trois heures et quelques poussières d'étoiles plus tard, l'inquiétude était dissipée : ce Cyrano est un enchantement comme seule, sans doute, peut en offrir la Comédie-Française quand elle est au meilleur de sa mission, qui veut que le patrimoine puisse être une chose totalement vive et vivante. La distribution, éblouissante (à une exception près), la finesse de la mise en scène, la beauté des costumes de Christian Lacroix et des décors d'Eric Ruf concourent à la redécouverte, qui est totale.
Car ce n'est pas un Cyrano bretteur, rimeur, voire rimailleur, que l'on retrouve ici, mais un Cyrano mélancolique et hâve, comme vacant à tous ses moulins à vent. Un Cyrano sans héroïsme, enfin, qu'interprète de manière infiniment émouvante Michel Vuillermoz, un comédien peu connu du grand public, qui trouve, là, le grand rôle - et quel grand rôle ! - qui devrait faire reconnaître la juste mesure d'un talent aux multiples nuances.
Ogre blessé et rapiécé, escogriffe à l'habit râpé et à la rapière en berne, il se battra même avec un brigadier, le bâton qui, longtemps, dans les théâtres, servait à frapper les trois coups. Chevalier à la triste figure et au coeur pur, il fera entendre comme personne ceci, qui est un des plus beaux moments de la pièce : "J'ignorais la douceur féminine. Ma mère/Ne m'a pas trouvé beau. Je n'ai pas eu de soeur./ Plus tard, j'ai redouté l'amante à l'oeil moqueur./ Je vous dois d'avoir eu, tout au moins, une amie./ Grâce à vous une robe a passé dans ma vie."
Et c'est ainsi que passent les cinq actes de Cyrano, dans un climat onirique porté par l'intelligence profonde de la mise en scène de Denis Podalydès et du travail dramaturgique réalisé par Emmanuel Bourdieu, et par une science de l'espace théâtral et les extraordinaires décors conçus par Eric Ruf - les plus beaux que l'on ait vus à la Comédie-Française, à part ceux de Matthias Langhoff, peut-être. Il y aura donc une époustouflante scène du balcon, un fantastique voyage dans la Lune, une bataille d'Arras au spleen bleu horizon. Et, toujours, ce sens du théâtre, du vrai théâtre, qui voit par exemple les blessés figurer leur mort par un lancer de fragiles pastilles de papier rouge...
DROIT DANS LES BOTTES DE L'AMITIÉ
Autour de Michel Vuillermoz évolue une troupe à son meilleur : Véronique Vella (la duègne), Michel Robin (le capucin), Grégory Gadebois (Ragueneau) sont formidables, comme les autres seconds rôles, que l'on ne peut pas tous citer. Eric Génovèse (Le Bret) est comme toujours remarquable, droit dans les bottes de l'amitié. Andrzej Seweryn est un de Guiche absolument génial, ridicule puis touchant - touché par la grâce de la vraie noblesse. Et Eric Ruf (Christian), le grand Eric Ruf, est l'exact pendant de son partenaire Vuillermoz, d'une finesse de touche et d'une poésie de haute volée.
La réussite serait totale s'il n'y avait un hic. Et ce hic, las, porte le doux nom de Roxane. Par quelles chausse-trappes de l'inconscient et de la peur Françoise Gillard peut-elle ainsi passer à côté de la préciosité, de la perversité et de la lente décantation vers la pureté que recèle son rôle ? On ne le sait, mais cette absence, si elle affaiblit l'admirable scène finale, qui aurait pu être beaucoup plus émouvante, ne plombe curieusement pas l'ensemble de la représentation. Parce que le vrai couple, ici, c'est Cyrano et Christian, chacun se regardant dans le miroir de l'autre, l'un esprit et l'autre corps, tous deux amputés, inaptes à l'amour, et tous deux mélancoliques. Et parce que cette Roxane inexistante semble participer pleinement de cette mise en scène où chacun poursuit sa chimère sans voir la vie qui passe à ses côtés, et s'échappe et se dissout dans l'air comme panache de fumée.
Pour paraphraser un des vers les plus célèbres - et les plus décriés - de Rostand, on constatera que ce Cyrano, pour être plein de "bobos" - à l'âme -, n'en est pas moins beau. Au contraire. Cette pièce populaire, toujours suspecte aux yeux du public intellectuel mais qui connaît, depuis sa création, en 1897, un succès fracassant, est enfin replacée dans la dimension qui est la sienne. Celle d'un mythe, d'un conte qui touche au plus obscur et au plus labyrinthique de nos frayeurs et de nos manques, et qui joue, avec une science du théâtre confondante, des masques derrière quoi on se cache pour y faire face. Qui a peur d'aimer Cyrano ?
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